La narration dans les serious games : un levier puissant pour impulser le changement

un article sur le pouvoir de la narration dans le changement de comportements. crédit image : Nik sur Unsplash _ vue-vitree-dune-route-menant-a-lhorizon-CD2bIG19tB4?

Le jeu est un formidable vecteur d’imaginaires et un terrain créatif quasiment infini pour raconter des histoires. Histoires qui ne sont jamais neutres : elles reflètent des idées, des représentations, elles véhiculent des valeurs et des émotions. Or, une bonne narration, qu’elle passe par le gameplay, l’histoire racontée ou encore l’univers visuel du jeu, a un impact important sur l’engagement du joueur. Alors, jusqu’où les histoires sont-elles un levier de changement ? Petite analyse du poids des récits dans la quête de l’impact.

À quel point l’histoire compte-t-elle dans les serious games pour impulser un changement de comportement ?

En 2022, chez Dowino, nous avions mesuré l’impact social positif de notre jeu Cobra zéro, serious game qui sensibilise au handicap invisible. Grâce au jeu, 60 % des joueurs non handicapés se sentaient plus à l’aise pour aborder la question du handicap dans leurs équipes au travail, et 64 % des joueurs porteurs de handicap déclaraient vouloir oser davantage demander de l’aide à leurs collègues en cas de besoin. Cobra Zéro réussit donc bien son pari d’impulser un changement dans le regard des joueurs, dans leur comportement, dans leur prise de parole et dans leurs interactions du quotidien. L’histoire racontée par le jeu joue-t-elle un rôle dans ces résultats ? C’est possible !

Les mécanismes de la gamification au service du changement comportemental

La gamification, pour rappel, consiste à utiliser les mécaniques du jeu, mais dans un contexte qui n’a pas le divertissement comme objectif principal.

On admet en général que la gamification est un levier intéressant pour éduquer, transmettre, et induire des changements de comportements. Les arguments principaux pour le montrer s’appuient sur l’idée qu’elle déclenche des émotions positives, qu’elle crée des expériences engageantes et qu’elle améliore la motivation, à travers plusieurs leviers spécifiques du jeu, tels que :

  • le plaisir du jeu, qui renforce la motivation intrinsèque des joueurs ;
  • les mécanismes de récompense, qui incitent à poursuivre le jeu et à maintenir les bons comportements ;
  • la création d’une expérience sociale, lorsque le jeu est partagé (au sein d’une même entreprise, ou d’une même communauté de joueurs), qui peut être moteur de changement ;
  • la création, par le jeu, d’un espace d’expérimentation sans risque, où il est possible de progresser à son rythme, de se tromper, de recommencer, le tout sans conséquence.

Sur la base de ces constats, les serious game s’appuient sur des modèles issus des sciences du comportement, pour provoquer le changement. Par exemple, chez Dowino, nous avons déjà utilisé le modèle comportemental de BJ Fogg. Selon ce modèle, le comportement dépend du croisement entre la motivation, la capacité à réaliser l’action et un déclencheur.

Un jeu peut travailler sur ces trois éléments en recourant à un gameplay progressif et en s’appuyant sur le mécanisme de la récompense pour ancrer les bons comportements.

D’accord, mais quel rôle pour la narration ?

Mais les jeux ont aussi la particularité de reposer sur un récit. Ils sont d’ailleurs des vecteurs très puissants d’imaginaires et de créativité. Personnages, univers, décors concourent à créer la trame d’une histoire dont le joueur devient acteur : il vit une expérience complète, dans laquelle ses choix influencent le cours de l’histoire.

Quand il fabrique un récit qui fait écho à l’histoire personnelle du joueur ou quand il transforme les compétences à acquérir en expérience qui se vit, le jeu crée des connexions émotionnelles fortes avec le joueur.

Par le biais de l’empathie, de la projection dans l’histoire, en s’appuyant sur la curiosité naturelle du joueur, il peut aller jusqu’à l’entraîner vers de nouvelles valeurs, vers une exploration des possibles, voire vers une modification de ses perceptions et la normalisation de comportements souhaitables. Comme c’est le cas avec les serious games The Impact Agency, qui visent à lever les tabous sur le sexisme, les risques de burn-out ou encore sur l’impact du numérique.

Puissant créateur d’émotions, le jeu peut aussi se faire cathartique, en particulier dans les domaines de la santé mentale où des usages thérapeutiques aident à mieux comprendre, et à mieux vivre, certains troubles, comme la dépression, l’autisme ou les troubles post-traumatiques. On pense à des jeux comme Gris, qui aborde avec beaucoup de finesse la thématique du deuil, ou encore à Depression Quest, fiction interactive qui plonge le joueur dans le quotidien d’une personne atteinte de dépression, avec comme objectif de sensibiliser à la maladie.

Dans leur article « Why Story Matters: A Review of Narrative in Serious Games », Emily Naul and Min Liu, deux chercheuses de l’université du Texas, synthétisent les enseignements de plusieurs études qui démontrent ce rôle de la narration dans quatre piliers des jeux sérieux : l’immersion, l’engagement, la motivation et l’apprentissage. Voici ce que l’on peut en retenir.

  • Immersion : une narration forte embarque, provoque l’effet de « flow » bien connu des joueurs réguliers, et renforce la présence au jeu. Dans un jeu, chaque élément concourt à fabriquer cette immersion : l’histoire, bien sûr, mais aussi l’univers visuel, la qualité du graphisme, l’ambiance sonore… Un jeu attrayant, riche, au design travaillé, où chaque détail compte provoque l’envie d’y revenir et de replonger dans l’aventure.

Point intéressant pour le serious game, l’histoire aide aussi à ancrer le lien avec le contexte du jeu et les apprentissages à transmettre. Dans le jeu Léa et ses réseaux, par exemple, qui vise à sensibiliser aux dangers des réseaux sociaux, le joueur peut bien sûr être pris dans le fil de l’enquête qu’il doit mener, mais il ne perd jamais de vue l’univers des réseaux dans lequel il est immergé. La dimension immersive aurait aussi un impact sur les croyances des joueurs et leur attitude face au sujet du jeu. Quand les joueurs sont transportés par l’expérience, à la fois sur un plan cognitif et émotionnel, ils tendent à être plus réceptifs au message.

  • Engagement : Et être transporté par l’expérience sur les plans comportemental, cognitif ou émotionnel, voire les trois en même temps, c’est être pleinement engagé dans le jeu. Ici encore, le récit joue un rôle majeur. Une narration dynamique suscite la curiosité et pousse les joueurs à interagir avec le contenu éducatif. Une étude de 2010 montre que lorsqu’on fournit un contexte narratif (une « backstory ») aux joueurs avant le début du jeu, ils éprouvent plus de plaisir à jouer qu’en l’absence de celle-ci. Et sont donc plus engagés.
  •  Motivation : pour garder un joueur intrinsèquement motivé, les jeux sérieux peuvent travailler sur la difficulté du défi à relever, la curiosité du joueur, le contrôle et les choix laissés au joueur (qui se sent ainsi plus impliqué), et enfin, la cohérence de l’univers et sa capacité à provoquer l’immersion. Là encore, la qualité narrative peut renforcer les piliers de la motivation, par exemple grâce à de fausses pistes dans un jeu d’enquête, une interaction avec des personnages, la possibilité pour le joueur d’incarner pleinement son rôle et de se sentir lié au personnage et à l’histoire… Mieux encore. Lorsque le joueur peut créer lui-même une partie du récit, il est encore plus motivé !
  • Apprentissage : enfin, la connexion émotionnelle créée par le récit engendre une meilleure mémorisation des apprentissages, et ce, sur la durée. Les histoires stimulent notre cerveau, par le biais des émotions qu’elles nous font ressentir, bien plus que des données brutes ou abstraites. Le récit aide à fixer la notion, de façon d’autant plus puissante par le jeu que l’expérience — même virtuelle — est réellement vécue.

Mettre la puissance de la narration au service de l’impact social

Dès lors qu’on reconnaît au récit sa puissance, une réflexion s’engage : comment mettre cette force au service de l’impact visé, en particulier quand on vise un impact social ? Pour être efficace, un bon récit doit être émotionnellement fort, interactif et en lien avec l’expérience personnelle des joueurs.

Et quand il est question d’impact, d’autres leviers comportementaux entrent en jeu. Un exemple intéressant et bien étudié concerne l’utilisation du jeu vidéo comme vecteur de sensibilisation et de modification des comportements face aux enjeux environnementaux. Et pas uniquement dans le serious game, mais aussi dans l’industrie du divertissement. Dans un « playbook » destiné aux développeurs de jeux vidéos, le groupe de travail sur le climat de l’International game developers association, évoque en particulier deux aspects très importants : pour être bousculé dans leurs comportements, les joueurs doivent acquérir une confiance en leur capacité à créer le changement, et surtout, ils ont besoin de rencontrer des raisons d’espérer.

Et c’est là que le rôle du récit dans le jeu tient une place centrale : en dessinant un champ des possibles positifs, en donnant à voir, et même à vivre, l’expérience d’une vision alternative, ils peuvent montrer une autre voie. D’ailleurs, dans un sondage de 2022 mené par l’alliance Playing for the planet — une initiative soutenue par les Nations Unies qui regroupe les studios et entreprises du jeu vidéo qui s’engagent volontairement pour lutter contre le changement climatique —, 78,6 % des joueurs et joueuses interrogés pensent que les jeux peuvent les aider à en savoir plus sur l’environnement. Des cosy games comme Alba : a wildlife adventure (2020) empruntent leurs codes à l’imaginaire Solarpunk, un mouvement artistique qui défend une vision optimiste d’un avenir durable où technologie et nature trouvent un terrain d’entente harmonieux. À l’instar d’un Terra Nil, qui met l’accent sur la restauration écologique, ou de l’univers tranquille du célèbre Stardew Valley, Alba immerge le joueur dans un univers positif, et le met en posture d’agir concrètement pour le sauvegarder.

Loin d’être anodine, la question des représentations véhiculées par le jeu traverse l’industrie du jeu vidéo au sens large, comme elle traverse d’autres médias culturels. En France, le collectif L’écran d’après a publié un guide à destination des éditeurs de jeux, pour les aider à questionner les messages qu’ils véhiculent, les imaginaires sur lesquels ils reposent et à trouver des clés pour enrichir leur récit et gameplay, tout en incarnant de nouveaux référentiels.

Dans l’univers du serious game, ces leviers peuvent être utilisés à dessein. En travaillant sur les objectifs du jeu ou encore sur les représentations, par exemple en proposant des personnages plus diversifiés et des narrations plus inclusives, les récits tissés par la gamification offrent aux joueurs la possibilité d’explorer d’autres champs de valeurs, et leurs conséquences. Un levier particulièrement intéressant à utiliser dans les jeux sérieux qui cherchent à sensibiliser à une cause, à transmettre un vécu, ou à véhiculer un changement de regard, tout en montrant qu’une issue différente est possible.